Chapitre 2

LUI

Il aime ces matins-là. Passivement étendu sur le côté droit du large lit, sur le bord, un bras ballant, les jambes en désordre, son corps découvert jusqu’au nombril dort encore, le dernier rêve pour cette nuit s’évanouit tandis qu’il prend conscience du monde qui l’entoure. Les yeux mi-clos il écoute le silence, la rumeur frémissante de la mégalopole qui s’éveille à peine n’atteint pas encore le 18e étage du bâtiment. A travers la fenêtre légèrement entrouverte, un courant d’air bienvenu pénètre dans la pièce, glisse mollement derrière les lourds rideaux blancs pour animer avec douceur, dans l’angle, au dessus du fauteuil jaune de facture suédoise où s’accumulent les vêtements jetés de la veille et l’avant veille, le fragile mobile multicolore, inspiré d’une création de Calder, souvenir d’une visite dans un musée à l’autre bout du continent. Son regard suit distraitement les mouvements fascinants des ombres géométriques sur le plafond, son esprit sort des brumes, les pensées se mettent en ordre. Il n’a pas encore remué un orteil et pourtant il est déjà entièrement à la journée qui commence. La lumière vive qui perce à travers les rideaux occultants annonce une de ces rares journées de ciel bleu acier, inépuisable source d’inspiration banale pour les millions de pékinois, frustrés par un éternel toit bas et gris, qui sont déjà en train répandre leur fade créativité photographique sur Wechat.

Sous le drap en coton léger, il sent à distance sa présence à elle, de l’autre côté du lit, son côté préféré, toujours, quelque soit le lit avait-elle dit. Il se lève sans un bruit, prend inconsciemment son téléphone portable sur la table de chevet et s’éclipse en un mouvement de la chambre dont il ferme délicatement la porte pour préserver le silence. Sur la pointe des pieds, nu, son téléphone à la main, il avance tel un félin dans le long couloir aux murs décorés par de grands formats en noir et blanc, œuvres numérotées à défaut d’être uniques, de photographes reporters. Il pousse la porte des toilettes, il s’arrête un moment sans raison apparente, perdu dans une pensée qu’il aura oublié dans un instant. Sans sortir tout à fait de son état cotonneux, il s’installe et s’accorde quelques minutes pour une brève revue des réseaux sociaux. Vicieusement confirmé dans ses convictions, il jubile piteusement de constater que le levé de soleil sur la ville est le thème principal de la matinée. C’est l’occasion rêvée, impitoyable, raisonnée et objective de filtrer ses amis, de définir autocratiquement ceux dont son fil continuera à être alimenté et ceux qu’il rejette dans les limbes sans fonds du monde numérique. Jour après jour il est toujours plus exigeant avec eux et finalement seule une élite hautement qualifiée, capable de sélectionner soigneusement une seule photo parmi les milliers engrangées tous les jours et de lui donner du sens, échappe à sa censure.

Satisfait de lui, il tire le rideau de douche transparent, décroche la pomme de son support et tourne machinalement les robinets. L’eau chaude ruisselle abondamment sur son corps et son esprit vagabonde tandis que les minutes s’égrènent sans qu’il en ait pleinement conscience. Il coupe l’eau, sort de la douche, saisit une serviette et s’éponge brièvement. Toujours nu, son téléphone à la main, il se rend à la cuisine pour le rituel du petit déjeuner, qu’il lui prépare avec tendresse tous les matins sans exception depuis bientôt trois ans. Aujourd’hui, après une rapide revue des options possibles, il met au menu une simple coupe de fruits exotiques: une banane tout à fait mûre, un kiwi jaune qui a traversé les océans et une mangue qu’il se surprend à apprécier alors qu’il n’a pas pu en manger pendant des années. Il allume la machine à expresso, ajoute de l’eau filtrée, sélectionne une capsule adaptée et enclenche le mécanisme. Brisant le silence, la machine gronde tandis que le liquide brun s’écoule doucement dans la tasse blanche, sa préférée, cadeau qu’il lui a offert pour leur 23e mensiversaire. Il fait mousser le lait chaud et l’ajoute délicatement pour remplir complètement la tasse d’un onctueux nuage. Le plateau est prêt, il retourne vers la chambre. Comme il aime ces matins là.